Réponse à : Lettre à Pierre

Eh bien voilà un texte qui nous conduit à réfléchir. 2018 a été, sur le plan du devoir de mémoire, une année exceptionnelle puisqu’elle marquait le centenaire de la fin du premier conflit mondial. En cette nouvelle année, tout cela semble déjà de l’histoire ancienne, voire carrément rayé de nos préoccupations du fait de l’actualité particulièrement chargée sur le plan interne de notre pays et aussi en raison du contexte européen et mondial qui sont marqués par un regain de tensions et de sérieuses crises sociales.

Sur le fond on ne peut être que pleinement d’accord avec les idées avancées par Claude et il est important de mener ce combat. Ce propos est très bien dans l’ensemble, mais comme nous sommes invités à en débattre et faire part de nos remarques, nous allons essayer de le prolonger. Il ne s’agit pas de le défaire – la critique ayant pour objet de braquer les projecteurs sur ce qui est perfectible, elle peut donner l’illusion que tout va mal et que la copie est mauvaise. Ce n’est pas le cas.

Le propos de Claude se place sur le plan de l’approche sociétale, celles des leçons qu’il convient de tirer en tant que collectivité de l’héritage des guerres par lesquelles nous sommes passés. Et si c’est cela l’objectif, il n’y aurait que des changements très cosmétiques à apporter, chacun ayant ses préférences en matière de style.

En revanche, si nous souhaitons passer un message aux anciens ou aux plus jeunes, il conviendrait d’en modifier l’approche. En effet, en l’état, le message est une invitation à la réflexion générale et, sauf à être spécialiste du domaine du devoir de mémoire, il est difficile pour le lecteur de se sentir directement concerné. Le propos fait sens mais il ne résonne pas avec nos vies, nos attentes, nos possibilités, d’autant qu’elles sont très différentes selon notre classe d’âge et notre culture. Deux auditoires singuliers méritent d’être mis en exergue : les jeunes et les vétérans.

Les jeunes sont confrontés à un environnement qui n’a pas connu la guerre depuis fort longtemps et même leurs parents ne savent probablement pas ce dont il s’agit vraiment. Ils sont souvent égocentrés et ont parfois le sentiment que la société dans laquelle ils vivent ne les aiment pas, ne les soutient pas. Pour beaucoup l’avenir est semé d’incertitudes et certains connaissent déjà l’échec, si ce n’est directement, au moins via des proches qui ont sombrés dans des travers ou se retrouvent dans des situations précaires. Les dangers climatiques qui guettent, la déstructuration du monde de l’emploi suite à la mondialisation et à la robotisation, sont des préoccupations réelles. Dès lors il faut craindre l’attitude de repli entre soi, de rejet des autres, voire de la société toute entière. Pour les jeunes générations, participer au devoir de mémoire est presque aux antipodes de leurs inclinations naturelles. Ils n’ont pas envie de glorifier des anciens qui ne sont plus et qui, sous l’effet d’une indifférenciation générale et des clichés, sont, à l’instar de leurs contemporains accusés de leur laisser un monde en désarroi. Si l’on doit s’adresser à eux, il faudrait leur donner envie de se réunir, de se retrouver entre eux avec la présence de moins jeunes pour faire soit une activité ludique, ou artistique, ou encore de réflexion (débattre autour d’un thème particulier tel que qu’est‐ce que le courage ? qu’est ce que la solidarité d’armes ? quelles sont les causes à défendre aujourd’hui ? etc.). Dans tous les cas, si l’on s’adresse à eux, il faut d’abord leur dire qu’on les comprend et qu’on ne les invite pas à admirer benoîtement le passé, mais que l’on est tourné ensemble vers leur avenir, et que fort de notre expérience, nous pouvons les aider à mieux y faire face. Si des jeunes font l’effort d’être présents, il faudra qu’ils puissent donner leur vision du devoir de mémoire. D’abord pour mieux mesurer le fossé qui nous sépare, ensuite pour mieux identifier les voies de travail ensemble. Bien sûr si on peut trouver comment rendre les choses attrayantes et épanouissantes pour eux, pour tous, ce sera un grand plus.

S’agissant des anciens : ils sont aussi en proie à de profondes interrogations. Le monde change tellement vite au point que la société semble tourner le dos à quiconque n’a pas un emploi stable et valorisant, ou une activité sociale qui permette de faire vivre concrètement et positivement le lien social. Il y a peu de reconnaissance pour ceux qui ne sont plus perçus comme des vedettes des médias ou de puissants acteurs de la vie économique et politique. Les anciens, pour la plupart, connaissent le prix du sang et la valeur de la paix. Malheureusement, il leur est difficile de faire part de leurs expériences là car elles sont fades en regard des aventures sensationnelles qu’offre le monde virtuel de NETFLIX et autres séries télévisées. Le devoir de mémoire, ne peut plus être un devoir de héroïsation ni de ceux morts au combat, et encore moins de soi‐même, et ce malgré les reconnaissances de la nation dont on peut se prévaloir. Nous avons à faire à une société qui est pétrie par l’excès d’information (voire les informations toxiques, infox et autres fake news) et qui se laisse charmer par des fictions qui nous arrachent à un quotidien de banalité (ou de misère). Pourtant, pour peu que l’on s’y prenne bien, le devoir de mémoire, c’est aussi pour les anciens, l’occasion de passer concrètement un relais, de faire, par petites touches, une mise en perspective des aventures auxquelles, la nation les associé. Le but devrait être de montrer que l’Histoire avec un grand H se nourrit aussi beaucoup des petites actions des uns et des autres, que chacun à une possibilité d’infléchir son cours, que ce que les livres retiennent n’est qu’une infime partie, d’une aventure beaucoup plus riche et plus complexe.

Bref, il faut créer les conditions pour que le devoir de mémoire soit l’occasion d’une rencontre agréable et constructive entre générations.

Pour parler encore plus concrètement, et toujours en réaction au texte de Claude, voici quelques thèmes qui pourraient faire l’objet de débat au cours de telles rencontres :
‐ Face aux bouleversements de notre temps, « il s’agit d’évoluer vers un stade adulte… Le temps de la réécriture d’une autre histoire nous appartient. ». C’est vrai, que les écrits, lorsqu’ils sont sérieux et bien documentés, permettent de faire la lumière sur des pans de l’histoire dont souvent on accepte une version simplifiée et flatteuse à l’excès. Mais n’est pas là une illusion. Il y a déjà tellement de gens qui réécrivent l’histoire avec de mauvaises intentions… Ne s’agit‐il pas plutôt de lutter contre cette tendance de vouloir imposer une lecture univoque, ou au contraire immoralement révisionniste, et justement dépasser les fictions et pseudo‐analyses historiques pour s’approprier quelques pans de l’histoire guerrière, avec des témoins des conflits récents. Cette expérience nationale et internationale encore toute chaude, nous aiderait certainement à reconnaître la complexité des situations, les difficultés de la décision et de l’action et ainsi nous prémunirait contre une opinion définitive. Ces vécus recèlent certainement aussi quelques enseignements dont il serait possible de faire bon usage dans d’autres domaines. Nos armées sont régulièrement, même au vingt‐et‐unième siècle, engagées dans des opérations extérieures (OPEX), elles ne manquent pas de témoins qui pourraient être sollicités. Ils pourraient ainsi évoquer les problématiques de la légitimité de la défense, du droit des conflits armés, des concepts de maîtrise de la violence, de désescalade, des problématiques psychologiques et morales des combattants.
‐ Dans la même veine, il convient de s’interroger sur les sources de la violence, ses ressorts psychologiques et sociétaux. Aujourd’hui la violence semble émerger essentiellement d’un déséquilibre des pouvoirs – et ces pouvoirs ne sont pas que militaires. Souvent, cela se manifeste d’abord par un asservissement économique ou culturel. Il faut donc s’interroger sur les mécanismes qui mènent à la violence et sur les mécanismes qui permettent d’en sortir. L’action militaire est plus efficace et moins destructrice si l’on se fait une idée saine de quoi sera faite la paix. Malheureusement, cette réflexion n’a que rarement court, car souvent l’action militaire est conçue pour nier un avantage à l’adversaire, pas pour construire un nouveau vivre ensemble…

Bonne réflexion à tous.

14/2/2019
Bernard